Qui parmi nous n’a jamais entendu parler de ces pauvres personnes que l’Administration a décidé un beau jour d’effacer de ses fichiers et qu’elle considère tout à coup décédées ? Ces « morts » retrouvent évidemment leur statut de vivants parmi les vivants, même si c’est au bout d’un long et pénible voyage dans la Matrice et son univers parfois kafkaïen.
En effectuant mes premières permanences d’écrivain public, j’étais loin de penser que, de temps en temps, j’allais être en présence de ce que j’appelle des fantômes de la République. Celleux*-là n’ont pas été déclarés morts, mais échappent aux radars. Ce qui peut sembler étonnant c’est qu’à un moment précis, quand ces personnes ont besoin de quelqu’un, elles se dirigent parfois vers une autre exerçant un métier que beaucoup de gens ne connaissent pas ou pensent disparu : l’écrivain public. Ceci explique peut-être cela finalement : qui mieux que deux êtres qui n’ont pas vraiment d’existence aux yeux du monde pour se comprendre… Mais revenons à notre propos.
Monsieur R. est arrivé en France depuis plus de trois ans. Sa mère l’a accueilli comme il se doit, mais ne l’a ni aidé ni conseillé dans aucune autre démarche que l’obtention d’un titre de séjour et de l’aide médicale de l’État. Quand il vient me voir, monsieur R. veut seulement un logement, car le face-à-face avec sa mère commence à lui peser. Au fil de l’échange, je comprends qu’il n’a aucun revenu. D’ailleurs, il ne s’est jamais inscrit à Pôle Emploi. Ah ! Il n’est pas inscrit à la CAF… Tiens, il n’a pas de compte bancaire non plus ni de Livret A. Et comment se déplace-t-il ? Eh bien, à pied puisqu’il n’a pas de titre de transport. Pas de quittance de loyer, pas de facture EDF. La MDPH… ne lui dit rien. Et non, non, non ! Il ne veut pas en entendre parler. Je ne sais pas où se trouve le bout de la pelote, le fil qu’il faudrait tirer pour démêler tout ça. Bref, réjouissons-nous quand même, une assistante sociale s’occupe de lui maintenant.
Monsieur R. est en règle, il a un titre de séjour valide, mais pour le reste : RIEN. Le cas de ce monsieur pose question. Combien sont-ils comme lui à ne pas avoir réellement d’existence administrative, à être des fantômes de la République ? Pourtant, l’Administration semble omniprésente et évidemment ceux qui sont phobiques de toute la paperasse (dématérialisation en marche ou pas) sous laquelle ils croulent ne diront pas le contraire. Il faut être clair : toutes ces règles qu’on nous impose, la somme de documents que nous gardons, scannons, archivons, demandons, actualisons, transmettons, renouvelons… au cours d’une vie, tous ces papiers envahissants nous facilitent la vie finalement. En effet, quelle solution avons-nous, en France, quand nous n’existons pas d’un point de vue administratif ? On ne peut compter que sur les amis, la solidarité familiale ou communautaire avec tout l’enfermement que cela peut engendrer.
Pour certains, ce retrait est un choix, c’est la garantie d’une liberté qui leur est peut-être chère. Pour d’autres – les personnes en état de grande précarité, primo-arrivants ou les clandestins, par exemple – c’est une méconnaissance de leur environnement. Enfin, ce peut être les accidents de parcours et une succession de difficultés qui conduisent à ce repli. Malgré tout, chacun apparaît bien quelque part, mais certains n’activent plus leurs droits, ne demandent plus rien et disparaissent peu à peu. Administrativement.
Le phénomène de non-recours, parfaitement expliqué par l’Observatoire des non-recours aux droits et services (ODENORE), pourrait s’accentuer avec la dématérialisation des démarches. Cette dernière présente les avantages que l’on connaît tous, mais « c’est très certainement une des difficultés qui peut se positionner sur les parcours des demandeurs de droits, par exemple, pour ceux qui n’ont pas accès aux outils numériques ou au téléphone… », selon Héléna Revil de l’ODENORE qui précise : « J’ajoute à ces inégalités d’accès au numérique les inégalités d’usage : on présuppose beaucoup que les usagers utilisent le numérique avec aisance, alors que c’est loin d’être le cas, même pour les jeunes. Beaucoup n’ont été que peu formés à l’utilisation des outils numériques, ne se sentent pas compétents pour utiliser les services dématérialisés. »1
Le projet de Plan pauvreté de 2018 a pour objectif entre autres de « simplifier et rendre plus équitable le système des minimas sociaux pour lutter contre le non-recours aux droits », avec repérage des bénéficiaires potentiels et expérimentation de « territoires zéro non-recours ». Bien. En attendant sa mise en place, chassons les fantômes pour leur redonner vie dans la société.
© Marie-Véronique, écrivain public
Les mots… ma muse,
juillet 2019
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1 – Interview du 12 avril 2016, Les Cahiers de l’inclusion numérique. https://www.inclusion-numerique.fr/entretien-helena-revil/
* Celleux : Langage épicène, à partir de celles et de ceux. Ce mot existe, promis.<
Bonjour, j’en avais entendu parler mais vous apportez votre témoignage, du concret. Et concrètement, j’imagine que vous alertez une assistante sociale : comment les choses s’organisent-elles ensuite ?
Bernard CONTAUX – Le SEP 79
Bonjour Bernard et merci pour votre message.
Oui, l’usager est maintenant suivi par une assistante sociale. Les démarches restent tout de même difficiles à mettre en place et à faire aboutir, entre rendez-vous manqués, désintérêt pour les propositions (parfois), difficultés de compréhension de la langue et des codes (encore)… ; mais, la situation évolue peu à peu et je revois l’usager de temps en temps pour les courriers et formulaires divers.
Tout menant à tout, nous arriverons bien quelque part.