Nous devons faire face à un nouvel enjeu : la dématérialisation des démarches administratives. La France y gagne une première place européenne des services publics en ligne. Mais pour ceux qui sont déjà en difficulté avec l’écrit, l’accès aux droits version 2.0 relève plutôt de la « double peine ». Explications.
Dés 2012, un rapport de l’Agence nouvelle des solidarités actives (ANSA) sur « L’accès aux télécommunications pour tous » exposait (déjà !) les enjeux à venir : « Conformément à son plan France Numérique, le gouvernement souhaite dématérialiser l’ensemble des démarches administratives pour 2020. »
En 2016, la déclaration en ligne des impôts est rendue obligatoire. D’abord pour les hauts revenus, elle sera bouclée en 2019 avec une amende de 15 euros pour décourager les récalcitrants. « Il faut donner le signal que, à partir du moment où la population est bien équipée, la télédéclaration devienne la norme et la déclaration papier l’exception », rapporte un article des Échos.
Entre temps, les attestations fiscales des Caisses de retraite envoyées en fin d’année ont disparu et les inscriptions à Pôle Emploi, les prises de rendez-vous en Préfecture pour les cartes de séjour, mais aussi les demandes de logement social dans certains départements, toutes ces démarches sont d’ores et déjà dématérialisées.
Et aux 17 démarches en ligne déjà proposées par la CAF viendront s’ajouter bientôt les 81 formulaires différents déjà accessibles en ligne sur Ameli.fr puisque la CPAM va entamer le processus à son tour.
N’en doutons pas, l’objectif annoncé d’une dématérialisation totale en 2020 sera tenu. À défaut, et comme le confirme le secrétariat d’État chargé de la réforme de l’État et de la Simplification[1], une légère accélération dans la marche (déjà) forcée suffira à ne pas perdre le rythme : « La France est devenue en 2014 la première nation européenne en matière d’administration numérique. Elle entend accélérer sa transformation pour simplifier encore davantage les démarches des particuliers et des entreprises grâce à internet, et rendre les services publics plus efficaces et plus réactifs. »
Un monde numériquement (im)parfait
Ce monde numériquement « parfait » oublie toutefois une donnée essentielle : seuls 80 % des foyers sont connectés. Les 20 % restant représentent (tout de même…) 8 millions de foyers dont les deux tiers sont des personnes de plus de 65 ans.
Écrivains publics à vocation sociale, nous connaissons bien ces 20 % de la population qui ne sont toujours pas « branchés » : ce sont pour partie les mêmes personnes qui, au quotidien, sollicitent notre aide pour accéder à leurs droits, quelle que soit la raison de leur difficulté.
Aujourd’hui, un allocataire du RSA qui doit remplir sa Déclaration trimestrielle de ressources (DTR) sur CAF.fr, un immigré qui doit renouveler son titre de séjour auprès de la Préfecture ou un retraité qui souhaite obtenir une attestation de paiement auprès de son organisme de retraite ont en commun une même nécessité : avoir une adresse courriel.
Une nécessité ou plutôt une obligation puisque la totalité des services publics conditionne les démarches en ligne à la possession pour l’utilisateur d’une adresse courriel. Un numéro de téléphone portable s’avèrera même indispensable, dans certains cas, pour la gestion du code confidentiel ou autre confirmation d’inscription.
Dès lors, rien d’étonnant à ce que nos permanences d’écriture publique à vocation sociale soient désormais engorgées par des demandes de création d’adresse internet ou de démarches numériques les plus diverses. Une aide qui concerne aussi ceux qui qui « savent » mais ne disposent pas d’ordinateur, d’imprimante ou des consommables pour utiliser celle-ci, etc.
Une aide qui bute aussi parfois sur des limites techniques quand un ordinateur, ou plutôt son adresse IP, peut se voir rejeter par certains serveurs d’administrations (Préfecture notamment) quand elle est trop fréquemment utilisée.
Dématérialisation et non recours
On l’aura compris, le premier objectif de cette dématérialisation des démarches administratives est de limiter l’accès aux accueils physiques des services publics. Des accueils qui se font désormais sur rendez-vous uniquement et après vérification de la pertinence de la demande. À défaut, la personne sera renvoyée vers internet pour effectuer sa démarche.
Certes, des accompagnements ont été mis en place dans certaines administrations. Mais à l’image des 5 à 10 minutes par personne envisagées par la CAF pour expliquer, par exemple, la procédure dématérialisée de la prime activité, cette aide est adaptée pour des personnes connaissant, a minima, le fonctionnement d’internet.
Reste une grande partie de ces publics qui pour des raisons multiples (âge, illettrisme, analphabétisme, maladie, etc.) n’oseront pas dire qu’ils n’ont rien ou peu compris des explications données lors de cet accompagnement. Non seulement la question de l’accès aux droits va se poser avec encore plus d’acuité, mais il est à craindre une augmentation du non-recours aux droits sociaux comme le suggère l’exemple ci-après.
Ce couple de 72 et 73 ans doit fournir des attestations de paiement de leurs retraites pour justifier de son éligibilité à l’Aide à la Complémentaire Santé. Après avoir suivi les méandres du répondeur téléphonique de la CARSAT pour arriver au bon choix, ils entendent le message suivant : « Nous ne prenons aucun appel pour délivrer des relevés de carrière ou des attestations de paiement. Ces documents peuvent être facilement obtenus sur Assurance retraite.fr ». S’en suit le bruit caractéristique d’un appel raccroché. N’ayant ni ordinateur ni famille proche pour les aider, ces personnes âgées ont tout simplement décidé de renoncer à leur droit, pourtant légitime, à l’ACS.
Les plus déterminés à réaliser leurs démarches en lignes ou les plus obstinés à obtenir une réponse pour un droit non ouvert ou refusé iront jusqu’au bout. Et à défaut de pouvoir le faire seul, ils se tourneront vers les structures qui les ont toujours accueillis jusqu’ici et, dématérialisation ou pas, continueront de le faire en raison de leur mission. Il va sans dire que les écrivains publics à vocation sociale sont plus que jamais en première ligne.
Mettre en œuvre des pédagogies adaptée
Toutefois, cette nouvelle donne n’est pas sans conséquence sur nos pratiques et pédagogies et interroge le cœur même de notre déontologie.
Actuellement, les processus mis en œuvre pour aider une personne en grande difficulté avec l’écrit (reformulation de la demande, rédaction et lecture à voix haute, etc) ne l’empêchent pas – ou très rarement – de signer elle-même son courrier ou son formulaire et par conséquent valider les informations qu’il contient.
Avec la dématérialisation, qui appuie sur la fatidique touche « enter » pour valider et donc « signer » le courriel ou les informations contenues dans le même formulaire ?
De plus, un entretien ne se joue plus désormais à deux, mais à trois. Pour ma part, l’ordinateur avait jusqu’ici une fonction de média : consulter des informations (souvent…), rédiger un courrier (rarement…), remplir un formulaire (encore plus rarement…). À tel point que l’ordinateur fut longtemps cet outil (presque) encombrant posé sur le bureau. Et, dans le même temps, l’occasion pour moi d’envoyer le message implicite qu’écrire ne demande rien de plus qu’une feuille de papier et un stylo.
Ce temps est révolu. L’ordinateur est en passe de devenir un « tiers » aussi incontournable sur un bureau qu’indispensable pour effectuer la moindre démarche administrative. Sous peu, le remplissage d’un formulaire ne pourra se concevoir qu’en ligne. De même, une démarche deviendra quasi impossible si la personne n’a pas ouvert préalablement son « espace personnel ». Allez vous inscrire aujourd’hui à Pôle Emploi sans posséder une adresse courriel et vous verrez…
Lire, écrire, et surtout comprendre deviennent des enjeux doublement cruciaux pour les personnes qui ne maitrisent pas les savoirs de base.
Pour les écrivains publics à vocation sociale, ce sont de nouveaux défis à prendre en compte.
Plus que jamais en première ligne, nous savons comment et pourquoi l’accès aux droits n’est pas un slogan, mais une réalité désormais… numérique. À nous de transformer ce paradoxe en des pédagogies adaptées qui contribuent à l’autonomie, et même à l’émancipation de chacun. Et si d’aucuns pouvaient encore douter que l’écriture publique fût un métier à part entière, qui pourrait nous reprocher d’avoir de l’ambition…
[1] http://www.gouvernement.fr/action/le-numerique-instrument-de-la-transformation-de-l-etat